Chypre, dimensions spatiales d’un conflit gelé.

Mémoires et géopolitique à l’aune de la Question Chypriote.

Mardi 19 novembre, à 14h à l’Université Lumière Lyon 2

Campus Berges du Rhône, 18 quai Claude Bernard, Palais Hirsch Salle Léonie Villard

Marie Pouilles-Garonzi, doctorante à EVS soutiendra sa thèse intitulée Chypre, dimensions spatiales d’un conflit gelé. Mémoires et géopolitique à l’aune de la Question Chypriote devant un jury composé de :

Dominique Chevalier : Maîtresse de conférences HDR à l’Université Lyon I, directrice

Cécile Jouhanneau : Maîtresse de conférences à l’Université Paul Valéry Montpellier, invitée

Stéphane Michonneau : Professeur des universités à l’Université Paris-Est Créteil, examinateur 

Jean-François Pérouse : Maître de conférences HDR à l’Université Toulouse II Jean Jaurès, examinateur 

Bernard Reitel : Professeur des universités à l’Université d’Artois, rapporteur 

Pierre Sintès : Maître de conférences HDR à l’Université d’Aix-Marseille, examinateur

Béatrice von Hirschhausen : Directrice de recherche au CNRS, rapportrice

Merci d’écrire à marie.pouillesgaronzi@univ-lyon2.fr si vous souhaitez assister à la soutenance et/ou au pot qui s’ensuivra !

Résumé de la thèse :

Le « passé qui n’est pas réglé, à moitié vivant, mal enterré, est un passé vampire » (Papastephanou, 2005, p.153)

Les mots de Marianna Papastephanou, écrits à l’aube d’un nouveau millénaire, semblent plus que jamais d’actualité. L’année 2024 marque en effet un demi-siècle de conflit gelé sur l’île de Chypre. Communément appelé le « Problème Chypriote », ce statu quo continue d’exister dans la vie des Chypriotes[1] et des habitants de l’île[2] à travers les nombreuses traces et mémoires de ce passé belliqueux récent. L’ubiquité de ce conflit endormi pèse sur un hypothétique règlement de la « Question Chypriote ». Il envahit le quotidien des acteurs concernés par ce statu quo, adoptant des discours et pratiques liées à l’omniprésence de ce « passé vampire ». Différentes dynamiques mémorielles sont à l’œuvre dans ce paysage post-conflit armé. Si les canons et les chars sont à l’arrêt désormais, restent les vestiges des artéfacts de guerre comme en témoignent les impacts des balles sur les murs, près de l’ancienne ligne de front. Dans le vide et le silence assourdissant formé par la Ligne Verte[3] séparant Chypre en deux rives, l’écho d’un désir de réunification et de réconciliation se fait entendre, pour qui voudra bien écouter ces voix irénistes.

Tout au long de ce manuscrit de thèse, je souhaite illustrer le conflit chypriote gelé comme un carcan enfermant les populations, les territorialités et les mémoires. Une partie des acteurs à l’œuvre tente de se libérer de cet emprisonnement, tandis qu’une autre le cristallise et solidifie l’inertie du statu quo. Telle une cicatrice, le conflit chypriote s’apparente à une entaille dans les spatialités physiques avec la présence de la Ligne Verte déchirant l’île en deux entités. Cette blessure se manifeste également dans les espaces privés[4] et intangibles[5] avec la présence permanente de traces, discours, objets et pratiques liés à ce conflit (rendu) perpétuel. L’omniprésence de ce « passé qui n’est pas réglé, à moitié vivant », comme l’évoque Marianna Papastephanou, est le fil conducteur de mon raisonnement. Si ce conflit gelé peut parfois apparaitre endormi, non visible, il est constamment réchauffé, réveillé, par des mouvements traditionnalisés ancrés dans la société[6] et/ou par des bouleversements sociétaux récents.

Résolument ancrée dans une démarche géographique qui mobilise diverses approches des sciences sociales (politiques, géopolitiques, culturelles, historiques…) cette thèse questionne l’ubiquité mémorielle du conflit gelé chypriote à travers un travail conjuguant plusieurs méthodologies. Observation participante, entretiens, questionnaire et analyse d’un corpus documentaires varié (presse ; œuvres cinématographiques, musicales, artistiques…) sont ainsi convoqués pour comprendre comment les dimensions spatiales et sociales de la société chypriote reposent en grande partie sur des apprentissages méthodiques de valeurs, de normes, de rôles construisant le fonctionnement d’une société marquée par le conflit.

Quiconque arrive à Chypre sera interpellé par la présence du conflit gelé dans l’espace public. La première section examine ces dimensions spatiales des mémoires conflictuelles chypriotes dans les espaces publics ouverts et clos. Les observations sont menées autour des musées, des monuments, mais aussi autour d’objets et artéfacts liés au passé conflictuel[7] dans l’entièreté de l’île, c’est-à-dire au Nord comme au Sud. L’étude de la Ligne Verte constitue également un pan de l’analyse, sur le plan physique et symbolique. 

Cette socialisation à la permanence du conflit opère également dans les espaces institutionnalisés. À Chypre, l’école éduque et façonne les futur·es citoyen·nes à cette réalité de la division. Cet entretien du statu quo passe par la socialisation scolaire et s’étend au domaine public, par le biais de commémorations où les communautés font corps avec ce « passé vampire ». La société civile peut participer à cette inertie, ou proposer des disruptions narratives et idéologiques. L’avènement de bouleversements sociétaux impacte les processus de séparation ou de réunion des communautés. Cette oscillation entre éloignement et rapprochement s’observe tel le mouvement d’un accordéon fluctuant entre expansion et compression dans cette deuxième section.

Dans la continuité du cadre matériel de cette socialisation, la troisième section s’intéressera aux matérialisations des expériences sensibles du conflit gelé dans les spatialités privées : les espaces domestiques, des proches, intimes sont emplis de traces de ce « passé mal enterré ». Par le truchement de l’histoire orale, les narratifs conflictuels sont transmis, omniprésents comme le sont les personnes disparues, symboles de la période conflictuelle. Cette toute-présence de la « Question Chypriote » se dessine dans les objets artistiques et les spatialités intangibles à l’image de l’espace numérique. L’ubiquité de ces mémoires conflictuelles sont exemplifiées à l’aide d’épreuves étudiées sur le terrain : celles de la (non) traversée de la Ligne Verte et ses significations multiples.

La polyphonie de voix et la multitopicité spatiale ne peut faire l’impasse d’un examen inclusif des acteurs à l’œuvre. La quatrième et dernière section ouvre la discussion en englobant le vécu du conflit gelé par les Chypriotes en diaspora. Les réalités de la « Question Chypriote » se jouent également au-delà des contours insulaires. Parmi les « oubliés » de la réflexion géopolitique se trouvent les populations allochtones[8] vivant à Chypre, fortement impactées par les limitations du conflit gelé. En plus des allogènes insulaires, les acteurs touristiques sont aussi influents dans l’équation (jusqu’ici) irrésolue du « Problème Chypriote ». La touristification du conflit gelé parachève la réflexion sur ce passé ubiquiste agissant sur le présent et son règlement futur incertain.

Mots clés : Chypre, Question/Problème Chypriote, conflit gelé, espaces, mémoires, géopolitique

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[1] Sur l’île et en diaspora.

[2] Incluant les populations non-Chypriotes présentes sur le territoire insulaire.

[3] Ligne de démarcation séparant Chypre en deux entités : la République de Chypre au Sud et la République Turque de Chypre Nord (non reconnue par la communauté internationale).

[4] Au sens de domestique, personnel, intime.

[5]  Au sens d’immatériel, non palpable, tel l’espace numérique par exemple.

[6] Comme le sont les commémorations, les idéologies inculquées dans le système scolaire et dans la sphère privée par exemple.

[7] Drapeaux, stickers, street art etc.

[8] Au sens de non-Chypriote.

 

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